Un matin, en entrant à Milan, par une charmante
matinée de printemps, et quel printemps ! et dans
quel pays du monde ! je vis Martial à trois pas de
moi, sur la gauche de mon cheval. Il me semble le
voir* encore, c'était Corsia del Giardino, peu après
la rue des Bigli, au commencement de la Corsia di
Porta Nova. (...)
Martial revint sur ses pas et me conduisit à la Casa
d'Adda *.
La façade de la Casa d'Adda n'était point finie, la
plus grande partie était alors en briques grossières,
comme San Lorenzo, à Florence. J'entrai dans une
cour magnifique. Je descendis de cheval fort étonné
et admirant tout. Je montai par un escalier superbe.
Les domestiques de Martial détachèrent mon porte-
manteau et emmenèrent mon cheval.
Je montai avec lui et bientôt me trouvai dans un
superbe salon donnant sur la Corsia. J'étais ravi,
c'était pour la première fois que l'architecture pro-
duisait son effet sur moi. Bientôt on apporta d'excel-
lentes côtelettes pannées. Pendant plusieurs années
ce plat m'a rappelé Milan.
Cette ville devint pour moi le plus beau lieu de la
terre. Je ne sens pas du tout le charme de ma patrie ;
j'ai, pour le lieu où je suis né, une répugnance (qui va
jusqu'au dégoût physique (le mal de mer). Milan a
été pour moi, de 1800 à 1821, le lieu où j'ai constam-
ment désiré habiter.
J'y ai passé quehjues mois de 1800 ; ce fut le plus
beau temps de ma vie. J'y revins tant que je pus en
1801 et 1802, étant en garnison à Hicscia et à Ber-
game, et enfin, j'y ai habité par choix de 1815 à 1821.
Ma raison seule me dit, même en 1836, que Paris
vaut mieux. Vers 1803 ou 1804, j'évitais, dans le
cabinet de Martial, de lever les yeux vers une es-
tampe qui dans le lointain présentait le dôme de
Milan, le souvenir était trop tendre et me faisait
mal.
in La vie de Henry Brulard